Chicanes

Photographies réalisées entre 2013 et 2016 à la « zone à défendre » (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes, série de 23 images

Révolte et mélancolie

En 1991, Hakim Bey a proposé l’utile notion de « zone d’autonomie temporaire » (TAZ). Quel que soit leur champ d’application, certaines pratiques d’auto-organisation émancipatrice à durée déterminée donnent une idée de ce que peut signifier cette notion. La « zone à défendre » (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes en offre peut-être une variante. Celles et ceux qui s’opposent à l’implantation d’un aéroport sur ce site en ont fait une sorte de camp retranché. Les journalistes et les reporters photographes n’y sont pas les bienvenus.

En revanche, quelques artistes qui font un usage documentaire critique de la photographie plasticienne ont pu y travailler. C’est notamment le cas de Bruno Serralongue. C’est aussi celui d’Elisa Larvego. Bruno Serralongue s’est surtout intéressé aux activités collectives, agriculture et organisation concertée. Il ne se concentre pas sur les signes de cette lutte mais sur la vie quotidienne en commun. À l’opposé, les images d’Elisa Larvego sont toujours vides de toute figure humaine. Un étrange sentiment d’absence en émane d’abord, comme si les occupants du site s’en étaient retiré. Les petites routes qui conduisent à la ZAD, les chemins qui la sillonnent sont désertés. Les dispositifs défensifs qui les jalonnent sont précisément le sujet des photos d’Elisa Larvego.

Ces chicanes, destinées à empêcher ou ralentir la progression et à protéger les défenseurs, sont faites de divers matériaux de récupération : pneus, palettes, branches, bonbonnes de gaz, mobilier de chantier, caddies, carcasses de voitures, etc. Ce qui frappe, c’est leur caractère improvisé, leur faible élaboration, leur fragilité. Beaucoup semblent déjà se démanteler, s’effondrer. Leur caractère évidemment illusoire a quelque chose d’émouvant. Plutôt que fortifications dissuasives, ces constructions de fortune, à peine esquissées et déjà hantées par leur réversibilité prochaine, sont des signaux, des images, des métonymies. C’est ainsi qu’Elisa Larvego nous les fait voir. Comme des gestes esthétiques sur l’éphémère beauté pauvre desquels la photographe pose un regard pudiquement empathique. Comme une politique des gestes qui disent et constituent la résistance elle-même. Comme des installations à fonctionnement symbolique qui sont à la frontière de l’art et de la vie, de la révolte et du réel.

Dans les images d’Elisa Larvego, ces constructions ne semblent pas ignorer leur vanité, l’humour n’en est pas absent ni la joie du dérisoire. Ce sont des actes performatifs, ils réalisent ce qu’ils expriment : baliser une zone d’autonomie temporaire. Et c’est parce qu’elles sont vidées de toute présence humaine que ces photos prennent une dimension qui les porte au-delà de la seule situation concrète qu’elles observent et leur confère leur atmosphère d’élégie à la force des faibles.

Christian Bernard, 10 janvier 2017