Territoris-territoires

Double projection vidéo,
Réalisé avec Simon Senn
2017

Cerbère et Portbou, distants de 2 kms à vol d’oiseau, sont deux petites communes nichées au bord de la Mer Méditerranée. Toutes les deux se sont construites avec l’arrivée des chemins de fer et à l’instauration de la douane. Ces deux activités, ferroviaire et douanière, sont aujourd’hui en fort déclin et les deux villages se sont rapidement dépeuplés.

La frontière franco-espagnole est délimitée par la présence de 602 bornes jalonnant les Pyrénées de l’Océan Atlantique à la Méditerranée. Les 6 dernières bornes sont celles qui séparent Portbou de Cerbère. Les deux municipalités sont tenues par la loi de vérifier une fois par an que les bornes qui ponctuent leur territoire sont en bon état.

Après le repérage des bornes, une année sur deux, les Espagnols invitent les Français à manger dans leur village, et inversement. La loi qui oblige les municipalités à vérifier ces repères, aujourd’hui désuets, confère une certaine absurdité à cet événement, sachant que la frontière est de moins en moins contrôlée depuis les accords de Schengen (1995). C’est pourtant cet évènement officiel, ce drôle de repérage qui justifie le seul moment de convivialité entre les deux communes. La frontière, souvent synonyme de barrière, devient lors de cet événement un lieu de rassemblement.

Cependant, malgré son absurdité, cette marche est aussi pleine de beauté et de poésie. Le rassemblement de ces voisins sur la limite de leur territoire, sur la frontière qui tout à la fois les sépare et les convie à se retrouver annuellement. Cette marche qui vient vérifier la frontière construite par la volonté humaine et qui mène à la frontière naturelle de la mer. Ces hommes qui ne sont probablement plus habitués à marcher sur les crêtes mais qui effectuent année après année cette sorte de pèlerinage, de rituel obligatoire, les invitant à constater non seulement l’état des bornes mais aussi l’état de leurs terres limitrophes. Ces repères de la frontière marqués dans les roches et souvent érigés de façon à être visibles sont les seuls objets que les deux communes possèdent ensemble et se doivent donc d’entretenir ensemble. Ce cheminement est non seulement physique mais aussi intérieur pour tous les personnages qui l’effectuent, les menant à créer des liens ou à les renforcer au fil de la marche, jusqu’au partage d’un repas autour d’une table.

Ces bornes évoquent aussi l’histoire de ces lieux et de cette frontière : la fuite des résistants républicains espagnols vers la France durant les années franquistes. En effet, ce trajet parcouru à pied par les policiers, maires et douaniers actuels de Portbou et Cerbère, dessine une ligne invisible que beaucoup d’Espagnols ont franchie pour échapper à leurs dirigeants et fuir leur pays. J’imagine que la vue de ces bornes et de cette crête représentait l’espoir et la délivrance pour les réfugiés Espagnols, mais aussi pour les personnes qui fuyaient le régime nazi. Le philosophe Walter Benjamin a franchi les bornes séparant Cerbère et Portbou fin septembre 1940 pour fuir la France de Vichy. Autant ces bornes sont censées marquer une barrière entre deux espaces et poser des règles, autant leur vue et leur franchissement menaient certains vers une plus grande liberté.

Ces films ont été réalisés deux années de suite afin de montrer l’aspect répétitif de ce rituel mais aussi ces différences en rendant compte du repas offert par la municipalité espagnole et celui offert par la municipalité française. Le territoire est montré avec autant d’importance que les personnages, de par le cadrage, le montage image et le mixage sonore. Il devient le personnage principal de ces vidéos, c’est lui qui est observé, parcourut et sur lequel est focalisé l’intérêt des officiels qui le traversent. Les projections simultanées, dans le même espace, renforcent l’importance du paysage de part la taille de l’image projetée et permet une immersion du spectateur. Cette configuration vient aussi recréer la dualité inhérente à la frontière.

Extraits de l’installation vidéo