Article de Samuel Schellenberg, 2023
Par la photo et deux films, Elisa Larvego raconte les lieux transitoire de la migration et ses protagonistes, exilé-es et bénévoles. A voir urgemment à la Ferme de la Chapelle de Lancy
L’exode par ses instants de pause
EXPOSITION
Avec ses recoins, ses différents niveaux ou sa cave, la Ferme de la Chapelle de Lancy multiplie certes les espaces possibles pour ses accrochages, mais pour une surface totale plutôt modeste, Jusqu’au 12 novembre, il faut néanmoins plusieurs heures pour embrasser l’entièreté d’En tous lieux, exposition de la photographe et réalisatrice genevoise Elisa Larve go, entre clichés aux murs et projections. Rien que le film Des allers vers (2023), sur trois murs-écrans, dure trois heures, et quel film ! Fruits de nombreux allers-retours vers Lyon, Briançon et Calais, l’œuvre donne la parole à plusieurs migrant·es, Par exemple Landing, originaire de Gambie, ostracisé par sa famille parce que refusant d’être un croyant pratiquant, explique-t-il en voix off. Le récit de son passage par la Libye est glaçant, alors qu’il a été vendu et revendu à plusieurs reprises, Abdullah, lui, vient d’Afghanistan et raconte son périple interminable, avec de nombreuses morts tragiques au fil des frontières, montagnes et rivières traversées, Et l’illusion d’être en sécurité une fois arrivé en Grèce, « puisque c’est en Europe », alors que la suite du voyage confrontera le mineur non accompagné à la France, « le plus violent des pays traversés », à cause de sa police, Abdullah est désormais volontaire au Secours catholique de Calais.
Land art policier
Des allers vers donne aussi la parole aux personnes qui viennent en aide aux migrant·es, Les bénévoles qui sécurisent par exemple le passage des Alpes entre l’Italie et la France, de nuit, dans la neige, « parce qu’il n’y a aucune raison de laisser des gens mourir à la montagne », explique Marie, active au Refuge Solidaire de Briançon, Habitant de Calais, Greg milite en faveur des droits des migrant·es, Il s’emporte contre la politique de la terre brûlée menées par la maire de la ville, qui préfère condamner l’accès à un parc public plutôt que d’y accueillir des tentes.
La caméra d’Elisa Larvego filme en plan fixe une partie des 65 kilomètres de grillage que compte Calais. Ou les nombreux espaces saturés de dizaines de tonnes de grosses pierres, esthétiquement magnifiques s’il s’agissait de land art. Dans le volet alpin, ce sont les reliefs traversés qu’on voit à l’image, ou plusieurs des routes empruntées par les migrant-es, explique Elisa Larvego. Formée au CEPV de Vevey et à la HEAD, l’artiste développe une pratique attachée aux espaces occupés temporairement, aux « lieux limites ».
Dans la salle suivante, Plaidoyers (2023), d’une durée de quinze minutes, se concentre sur Calais, fort des images filmées entre 2022 et 2023 par l’observatoire indépendant Human Rights Observers (HRO), au format smartphone vertical. Les images illustrent la doctrine « zéro point de fixation », comme l’explique un bénévole de HRO, - elle implique que la police locale démonte jour après jour les tentes apparues durant la nuit. « Ce qui se passe à Calais tient du laboratoire de la répression », assène le bénévole.
L’autre volet de l’expo comporte des photos, par exemple prises au squat Maurice-Scève à Lyon, collège désaffecté occupé entre 2018 et fin octobre 2020 pour mettre à l’abri des migrant-es mineur-es. Un collectif d’habitant-es du squat, de voisin·es et de militant-es ont accompagné le processus. Sur les clichés, on voit les murs extérieurs tagués ou peints, des portraits des migrants Ali, Idrissa et Amara ou un salon de coiffure improvisé devant une carte de Lyon d’un autre siècle.
Selfie crispé
A Briançon, c’est le Refuge solidaire qui est au cœur des images d’Elisa Larve go, présentées au premier étage de la Ferme. On y voit Bouba et Ibrahim sur la terrasse partiellement enneigée du lieu, l’aidant Alieu dans sa chambre ou une vue du Mont Janus, à Montgenève, lieu de passage périlleux entre Italie et France souvent emprunté depuis 2017. Dans les escaliers, un selfie montre Abdou après avoir traversé la frontière. Ses traits figés témoignent de sa crispation : il sait qu’il n’est pas tiré d’affaire. Enfin, quelques images de Calais complètent l’accrochage, avec sa « jungle » photographiée en 2016, lorsqu’Elisa Larvego réalise la très belle série Chemin des dunes. « Les trois lieux n’existent plus », fait-elle remarquer. Mais renaissent à Lancy.